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Le magazineActivating Captions présente des textes d'écrivain.e.s sur l’art, d'universitaires et de poètes qui réfléchissent au sous-titrage à partir de perspectives et d'expériences personnelles. Lire la suite.

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Ariel Baker-Gibbs

Lettre, Lettre, Lettre, Lettre = Mot

L'épellation digitale est intrinsèque à la langue des signes américaine (ASL). Elle a sa propre réalité iconique et sa propre prosodie; le choix du bon moment pour recourir à l'épellation digitale peut avoir une incidence sur la fonction grammaticale d'un mot. Dans la conversation, la décision d'épeler avec les doigts un mot qui pourrait être signé introduit un accent particulier – ironie, enthousiasme, frustration, sarcasme, délectation. Parfois, le texte écrit dans les espaces en ligne informels pour sourds ou malentendants est traduit au moyen de l’épellation digitale, comme dans « c'était i n c r o y a b l e ». S'agit-il de la même accentuation orthographique que si quelqu'un écrivait en ligne « c'était incroyaaaaable » ou s'exclamait « c'était INCROYABLE » ? Dans le signe, cette emphase serait soulignée par des mouvements amples ou une force exagérée; elle serait conversationnelle, effusive. L'excès de voyelles ou de majuscules indique le contenu émotionnel.

Je me souviens toujours d’une conversation que j'ai eue avec une femme âgée sourde à propos de sa survie à un mariage abusif avec un homme entendant. Elle a dit qu'il était si gentil lorsqu'ils ont commencé à sortir ensemble, mais que dès qu'ils se sont mariés, il a cessé de signer et a commencé à la battre. "Mais je l'aimais", a-t-elle dit. Elle n'a pas signé le mot "aimais", elle l'a épelé avec les doigts. « Mais je l'a i m a i s ». Elle a saisi le mot dans sa main, l'a désassemblé et l'a rendu étranger à lui-même, en donnant du poids à chacune de ses parties. Elle aurait pu signer "amour", mais cela aurait signifié quelque chose de différent, quelque chose d'un peu plus contenu, digne de confiance.

Comment ce choix apparaîtrait-il dans le sous-titrage ? En anglais, le mot "caption" vient d’un verbe latin qui signifie "capturer". Les "captions" ne sont devenus des légendes ou des sous-titres qu'au terme d'une lente évolution étymologique, depuis la saisie par la force jusqu’aux certificats juridiques de "sous-titres", jusqu’au simple "sous-titre" qui fait référence au titre dans ces documents juridiques, jusqu'à la façon dont ces "sous-titres" résument ce qui se passe dans une image ou un film – le dialogue, l'information. C'est une saisie de ce qui était autrefois un bien matériel, mais qui n'est plus qu'une idée. Les légendes et les sous-titres capturent quelque chose ou essaient de le faire.

Or, cette valeur de base semble être dénuée de relief. Les excès perçus du poids émotionnel ou ironique n'apparaissent pas dans le sous-titrage codé. Si nous mettions des majuscules et ajoutions de multiples signes de ponctuation dans les moments de haute tension à l’instar de Sally Field criant "Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?" à l'enterrement de sa fille dans Steel Magnolias, ou de Sean Penn dans Mystic River ("Est-ce que c'est ma fille là-dedans ?" prononcé dans un cri violent), cela deviendrait une blague. L'expression émotionnelle est censée parler d'elle-même, à travers les mouvements du corps, l'expression physique, le volume et le ton. Mais que se passe-t-il si la personne s’exprime en optant pour un choix linguistique ?

Lorsqu'il s'agit uniquement d'accentuer, l'épellation digitale agit différemment. Elle se traduit par autre chose que le laborieux « a-i-èm-a-i-ès » ou "i-èn-cé-èr-o-i grec-a-bé-èl-e" de l'épellation à haute voix. L’usage de l'épellation digitale dans ces situations particulières produit une complétude spatiale échelonnée qui oblige l'auditeur à attendre, à prendre le temps de prêter attention au mot que le locuteur a choisi, à son ironie et à sa fragilité idéologique.

Récemment, en ligne, une femme sourde a demandé à son père sourd en ASL ce qu'il ferait s'il avait un million de dollars. Il a répondu : "W i s h, I wish !" ("J’a i m e r a i s, j’aimerais ça!")

Ariel Baker-Gibbs prépare un doctorat en littérature anglaise à l'UC Berkeley sur la manière dont le concept de jeune adulte examiné à travers une variété de genres révèle les attitudes contemporaines enversle temps. Penseuse bilingue, Baker-Gibbs se penche et écrit aussi sur les questions de traduction, d’incorporation, d’incarnation, d'altérité, de handicap et de géographie.