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À Liège, les Jacques et les autres

À Liège, les Jacques et les autres
Une décennie d’expérimentations

Ce n’est pas un hasard si Guy Jungblut, directeur de la galerie Yellow à Liège décide à l’automne 1971 d’organiser une manifestation entièrement dédiée à la vidéo, ces Propositions d’artistes pour un circuit fermé de télévision, désormais mythiques puisqu’il s’agira là d’une première en Belgique. En 1971, l’heure est effectivement à la vidéo et au film d’artiste. Prospect, l’initiative portée par Konrad Fischer à la Kunsthalle de Düsseldorf s’appellera cette année Projection et sera entièrement dédiée à la photographie, au film, à la vidéo. La Biennale de Paris s’ouvre également à ces nouveaux media et crée une section intitulée Films d’artistes. 1 Alfred Pacquement, commissaire de cette nouvelle initiative, précise qu'il est temps de prendre conscience du phénomène 2 :

(…) Faisant suite à l'exposition, Information (New York, été 1970), écrit-il, la Biennale veut ainsi montrer l'importance et l'originalité des films d'artistes. On voit en effet des revues d'art consacrer des numéros spéciaux au cinéma : une des meilleures revues allemandes d'art contemporain, Magazin Kunst, a publié récemment un numéro très documenté sur la question. Par ailleurs, les galeries d'art se préoccupent de plus en plus des films, et certaines d'entre elles (Gerry Schum à Düsseldorf, PAP à Munich) ne vendent plus que des films, éditant même certaines copies signées et numérotées comme des estampes (…). Tous ces exemples montrent à quel point le sujet est d’actualité : la prolifération des films d'artistes devait susciter la réponse des organismes qui diffusent la culture en confrontant à un public ce nouveau type de cinéma (…).

Jean-Marc Poinsot, qui dirige la section Mail Art de la biennale, pressent que la manifestation 3 :

prendra un tour inattendu et constate que la société moderne qui ne repose plus uniquement sur des échanges de biens a vu ses services augmenter et les échanges symboliques se multiplier. Un objet produit plus de travail pour sa diffusion que pour sa fabrication. Le transport de l'information est plus important que celui des marchandises. C'est cette contradiction actuelle de notre société de consommation qui est en quelque sorte touchée par l'activité artistique.

A Liège, tout commence quelques mois plus tôt, en 1970, à l’occasion d’une soirée de projections de films organisée par Jacques Piraprez chez Frédéric Nyst, le frère de Jacques Louis, une sélection de films récemment montrés au 1er Wet Dream Festival d’Amsterdam, manifestation plutôt porno-arty créée par Suck, The First European Sex Paper. La soirée se termine par une performance life – scabreuse, on s’en doute – de l’artiste actionniste viennois Otto Muehl. Shinkichi Tajiri, artiste américano-japonais résidant à Maastricht assiste à la séance. Son film A Summer Day est l’un des primés du récent Wet Dream Festival. Et tandis que certains photographient la performance d’Otto Muehl, Tajiri la filme avec une caméra Portapak 4 . Le fait n’échappe ni à Guy Jungblut, ni à Jacques Lizène. Le Graal est là, devant eux, ce fameux Portapak lancé par la marque Sony en 1967, tout premier enregistreur vidéo portable disponible pour le grand public, bien que son prix soit prohibitif. C’est la capacité de lecture immédiate du Portapak qui fascine Guy Jungblut. Il projette dès lors l’organisation d’une exposition qu’il intitulera Propositions d’artistes pour un circuit fermé de télévision et adresse tous azimuts des invitations sous forme de formulaires (l’esthétique conceptuelle prévaut) 5 , demandant aux artistes de lui adresser ‘toute proposition à réaliser ayant pour objet : soit le processus de l’information en général, soit ce support particulier de l’information qu’est le circuit fermé de TV, soit les deux.’ L’expéditeur sera lui-même étonné du nombre considérable de réponses qu’il recevra, une soixantaine. Parmi les Belges, on pointera De Boek, Charlier, Heyrman, Lizène, Nyst, Piraprez, Ransonnet, Roquet, Schwind, Vandeloise, parmi les propositions venant de l’étranger, il y a celles de Dan Graham, Huebler, Ben, le couple Leisgen, Le Gac, Sarkis, Hödicke, Boltanski, Gerz, Engels, Dubreuil, Dietmann, Locatelli, Tobas, Nagasawa, Andersen, Rainer et bien d’autres. Même Vito Acconci répond… mais après la manifestation. Guy Jungblut ne réussira pas à trouver le matériel Sony tant convoité, obligeant les organisateurs à se rabattre sur une caméra de surveillance 6 , dégotée en urgence. Subsiste l’impressionnante archive de l’événement qui témoigne du large spectre des possibilités du médium et de toutes les utopies qu’il suscite. Qu’on en juge plutôt : Marcel Alocco s’intéresse à la détérioration des signifiants par l’interprétation d’un texte dans un système phonétique étranger à la langue du texte, au travers de lectures filmées. Jochen Gerz propose avec son Message personnel de filmer une personne qui écrit lentement avec le doigt sur le mur : ‘Ces mots sont ma chair et mon sang.’ Et l’artiste précise : ‘le champ de vision de la caméra comprend la personne en pieds, l’espace de la phrase et le temps d’écrire’. Bernard Borgeaud se propose d’utiliser la télévision comme un instrument sensible capable de refléter les pulsions, des échanges d’énergie, des tensions qui existeront entre les individus à l’intérieur de la galerie. Christian Boltanski demande qu’un acteur mime de la façon la plus ressemblante possible les gestes qu’il a lui-même posés entre 1948 et 1954 et qu’il a reconstitués en 1970. Tjeerd Alkema se questionne sur le financement et le but d’un circuit TV placé sur la voie publique. Il propose la projection d’un intermède : ‘Qui paye tout ça ? Et à qui ça sert ?’ Ben Vautier désire qu’on filme deux jolies filles nues dans la galerie, durant toute la journée, sans autres directives. Jean-François Dubreuil s’interroge sur l’information et la publicité. Jean-Pierre Ransonnet se penche également sur l’information : on filmera un homme bâillonné et ligoté sur une chaise ; la bande son diffusera un journal télévisé. Jacques Charlier propose la retransmission de son interview de Rocky Tiger. Dan Graham propose un remake de sa TV Camera/Monitor Performance, créée en 1970. Arnulf Rainer imagine quelques Faces Farces avec ruban, théâtre monologique non verbal. Ugo Locatelli envisage la diffusion à l’écran d’une déclaration : ‘Nous savons pour sûr que certains types de communications sur certains thèmes soumis à l’attention de certaines personnes en certaines conditions produisent certains effets.’ Schwind, bien sûr, désire s’approprier la totalité des projets présentés, c’est l’essence même de son œuvre. Douglas Huebler envoie une photographie de son propre visage afin de le confronter au nombre indéterminé de personnes qu’il ne verra ou ne connaîtra jamais. Ce ne sont là que quelques exemples parmi les soixante-huit propositions adressées à la galerie Yellow, des propositions que Guy Jungblut prévoit de rassembler, dès la conception de l’événement, dans une publication. 7

L’accès au matériel, voilà bien, en effet, le premier et grand problème. Jean-Paul Trefois et Greta Van Broeckoven le soulignent dans le catalogue qui accompagne l’exposition Salade Liégeoise, la création vidéo à Liège organisée à l’ICC, l'Internationaal Cultureel Centrum d'Anvers en 1985 : en 1970, Jacques Charlier rencontre Gerry Schum, ‘qui avait déjà permis à plus d’un artiste de réaliser une œuvre cinématographique ou vidéo en Allemagne’. Tout comme le réalisateur allemand, Charlier a perçu tout le potentiel du support télévisuel. Avec la collaboration de Nicole Forsbach, son épouse, il a déjà réalisé un premier film, Canalisations souterraines (1969), œuvre performative, l’ensevelissement symbolique de la terre démobilisée du terril de Saint-Gilles à Liège. Il en fera même une installation, à l’occasion de son exposition Zone Absolue (1970) à l’APIAW, projetant des diapositives par-dessus le film, une suite d’images de canalisations prélevée dans des revues de travaux publics et complètera le dispositif par l’enregistrement d’une création sonore minimale et industrielle. 8 Dans le protocole qui accompagne l’œuvre, Charlier écrit à propos des images de canalisations qu’il a sélectionnées :

Leur caractère énigmatique peut non seulement rivaliser avec certaines recherches plastiques contemporaines, mais aussi les dépasser par leur monumentale capacité d'expression. Mais cela, personne ne le dira jamais, ou peut-être trop tard. Ainsi en est-il de l'art d'aujourd'hui qui détourne à son profit, sous l'alibi d'une création ésotérique, la réalité du travail, insupportable pour la minorité culturelle dominante.

Pour sa participation à la Biennale de Paris, Charlier désire aller plus loin et passer au médium vidéographique. Comme il ne dispose pas du matériel adapté, il demande conseil à Gerry Schum, optera finalement pour la solution filmique, mais en tenant compte sur le plan technique du fait que ce film pourrait ultérieurement être converti en format vidéo via le télécinéma. Le ministère, qui par ailleurs dote généreusement le projet 9 , ne le suivra malheureusement pas jusque-là et le film n’existera qu’en 16 mm. Dans une note d’intention, Charlier précise:

Il s’agira de produire un film 16 mm, d’une durée de 40 minutes, un film constitué d’une suite de six séquences réalisées chacune par des artistes différents. Ce film reflétera en quelque sorte l’actualité des courants d’idées et des prises de positions élaborées en Belgique. Comme tout essai de panorama collectif, il sera certainement incomplet, mais il s’agit là d’initier une méthode. De transport facile, de diffusion soit cinématographique, soit télévisée, ce film correspondra parfaitement aux besoins de la communication actuelle sur le plan international.

Et il ajoute 10 :

Il ne s’agira pas à proprement parler de cinéma pur, mais plutôt d’un support d’idées ou de documents sur des travaux en cours. Donc, pas de recherches d’effets spéciaux, d’esthétique ou de mouvements de caméra spectaculaires. Composé de plans simples et souvent fixes, il illustrera une série d’études de comportements nécessitant l’image et le son en vue de leur communication.

Charlier devient ainsi réalisateur et producteur. Il se tourne vers Walter Swennen, Guy Mees, Panamarenko, Bernd Lohaus, ainsi qu’un Anonyme de service, Leo Joseftein, né de l’imagination de Fernand Spillemaekers. Chaque artiste sera responsable de sa propre production, prise de vue et de son, développement, prémontage, dérayage de la pellicule, et traductions en vue des sous-titrages. Les galeries MTL, X-One ainsi que la Wide White Space s’impliqueront dans le projet. C’est à Liège, enfin, que le film est finalisé ; Nicole Forsbach en est la cheville ouvrière. Toute la production a lieu durant l’année 1970-1971. Jacques Charlier produit lui-même la sixième séquence, Rocky Tiger, portrait d’un collègue de bureau qui fait de la musique rock en dehors de ses heures de boulot, une réalité professionnelle que Charlier introduit dans le champ de l’art contemporain. 11

A l’occasion des Propositions d’artistes pour un circuit fermé de télévision, Jacques Lizène multiplie les propositions et imagine toute une série d’expérimentations. Celles-ci explorent les potentialités du médium ou/et renvoie à ses préoccupations artistiques et philosophiques, le circuit fermé, image même de l’autarcie, en tête de celles-ci. Dompter la caméra, échapper à la surveillance d’une caméra, filmer le bas des murs au cours d’une longue promenade urbaine, contraindre le corps dans le cadre, filmer à hauteur des yeux, du sexe, des pieds, interrompre la lumière, témoigner de la civilisation banlieue, filmer le plus grand nombre de visages au monde : Lizène réalisera ce vaste programme, mais essentiellement en 16 mm et grâce à l’inconditionnel soutien de Guy Jungblut.

Andrée et Guy Jungblut ont investi le 46 de la rue Roture en 1969. Guy Jungblut est photographe, il y installe son studio qui se transformera rapidement en galerie d’art. Et c’est Jacques Lizène qui essuie les plâtres en décembre 1969. 12 S’en suivra une collaboration où, autant dans le domaine de la photographie que du film, Guy Jungblut occupera les rôles de producteur, technicien, photographe, cameraman, éditeur et galeriste ! Yellow contribuera à définir le champ de la photographie plasticienne, ‘cette image photographique’, écrit-il en 1972 après la visite de la Documenta, en tant que réalité autonome, sans appel au réel préexistant, dès lors étude et analyse sur ses propres mécanismes’. La galerie privilégie un art inscrit dans un champ narratif, plus marqué de sociologie et d’autobiographie. Le film d’artiste sera la grande affaire de la galerie Yellow, qui produit, réalise des films, les montre et les diffuse hors ses murs. Je pense notamment à l’invitation faite par Wolfgang Becker directeur de la Neue Galerie d’Aix-la-Chapelle en 1972 : Liège, Galerie Yellow Now, ses artistes en studio. Lizène imagine, pour cette exposition, un projet d’installation : projeter côte-à-côte une diapositive de la série Contraindre le corps à s’inscrire dans le cadre de l’image, et son film Mur. Le Petit Maître liégeois met ainsi en œuvre deux mouvements fondamentaux de la caméra, le travelling latéral et le traveling avant, un traveling avant avec arrêts sur image. Contraindre le corps met en jeu un rapprochement progressif de l’objectif de la caméra face au sujet filmé, l’artiste lui-même se contorsionnant pour rester dans le champ. Mur, en revanche, est un long travelling sur un mur de briques, plusieurs travellings successifs même, un balayage de gauche à droite et de droite à gauche sur un mur aveugle sur lequel apparait, in fine, les mots tracés à la craie : ‘Je ne procréerai pas.’ Juxtaposant ce manifeste de 1965 au Contraindre, Lizène nous offre une seconde lecture de l’œuvre, évoquant une régression, jusqu’à un état quasi fœtal, jusqu’à cet inconvénient d’être né, pour paraphraser Emil Cioran. Ce projet, pour des raisons techniques, ne se fera pas, ce qui n’affectera pas Lizène, adepte de l’incomplétude. 13 Il faudra attendre 1979 pour que Lizène signe sa première installation vidéo, une colonne, un totem de moniteurs, imaginé lors du tournage des Séquences d’art sans talent, produit par la RTB, télévision publique belge francophone. Pointons également parmi les productions soutenues par la galerie Yellow, le Casino de l’art d’avant-garde de l’inclassable artiste Alain D’Hooghe. En 1974, D’Hooghe met en scène au domaine universitaire du Sart Tilman une course cycliste de l’art qu’il filme en 16 mm. Chaque cycliste représente une école d’avant-garde, Nouvelle figuration, Pop Art, Concept, Nouveau Réalisme, BMPT, Minimal, Supports - Surfaces, Op Cinétique, etc. Douze équipes sont engagées, ainsi que des motards suiveurs qui rouleront aux couleurs des revues d’art en vogue. Toute l’œuvre d’Alain D’Hooghe est malheureusement perdue.

A Liège ou ailleurs, notamment à Dendermonde, Duisburg, Lausanne ou Paris, la galerie Yellow montrera des films de Marcel Marïen, Jacques Lizène, Jean-Pierre Ransonnet, Alain D’Hooghe, Raoul Marroquin, Maurice Roquet, Schwind, Paul-Armand Gette, John Broderick et Laurent Sauwerein, Bernard Borgeaud, Jochen Gerz, Barbara et Michael Leisgen et bien sûr Jacques Louis Nyst, cette incontournable figure pionnière de l’histoire de la vidéo en Belgique. Après quelques expérimentations en 8 et super 8, Nyst sera le premier de la petite scène liégeoise à passer au support vidéographique, dès 1974, grâce à l’ICC d’Anvers. C’est en effet Continental Vidéo qui produit L’objet, première œuvre significative de l’artiste. Ce sera également le cas en 1977, pour L’ombrelle en papier, une compilation – conférence de diverses œuvres antérieures, Le paysage, Le voyage de Christophe Colomb, Le tombeau des nains, La mort d'une poule, Le robot, Révolver et Ombrelle descendant un escabeau. Yellow Now, qui entre-temps, a fermé ses portes et qui se consacre désormais à l’édition, publie deux livres à propos de ces œuvres. Ils ont les mêmes intitulés : L’objet et L’ombrelle de papier. Philippe Dubois note:

Nyst part systématiquement d’objets, , petits, quotidiens, fragiles, souvent personnels, un peu dérisoires, toujours isolés. Même les images, télévision, cinéma ou photos, sont pour lui d'abord des objets, tout comme les mots du langage. Et ces objets qui constituent son matériau de base, Nyst les manipule, en bon bricoleur (au sens donné par Lévi-Strauss à ce terme), c'est-à-dire en leur faisant subir un traitement poétique singulier, par déplacement systématique (de statut, de valeur, de sens), générateur de courts-circuits métaphoriques et d'analogies multiples.

En découle : une sorte d'innocence, un humour poétique fait de décalages et de coïncidences. ‘Cette poésie de l'objet est aussi véhiculée par des dispositifs discursifs de récit : toutes ses œuvres racontent une ou plusieurs histoires, ni linéaires ni directes, plutôt labyrinthiques, tout en tours, détours et retours.14

Jacques Louis Nyst rejoint le groupe CAP dès 1973. 15 Il accueillera le groupe initié par Jacques Lennep à diverses reprises chez lui à Sprimont, à l’occasion de week-ends consacrés à l’expérimentation vidéo. Et le fait mérite d’être relevé : la télévision publique prend fait et cause pour la création vidéo à cette occasion. Au centre de production de Liège de la RTB, Annie Lummerzheim a créé le studio Vidéo RTC, prémisse de la future télévision locale, encore adossée à télévision publique francophone publique. En 1973, elle accueille Gery Schum et sa TV galerie Land Art berlinoise dans les locaux liégeois de la RTB. En 1974, Annie Lummerzheim accepte de soutenir les expérimentations du groupe CAP et de mettre techniciens et matériel à disposition des week-ends d’expérimentation de Sprimont. Le premier tournage aura lieu chez Jacques Louis Nyst, le 7 septembre 1974. C’est d’ailleurs dans le bulletin RTC Information que Jacques Lennep précise en 1975 le champ vidéographique investi par le groupe CAP par rapport à l’art relationnel, première de ses préoccupations : ‘la relation entre l’artiste, la caméra et l’écran, la relation entre l’écran et le spectateur, la relation à l’image, à ses scenarii analogiques ou narratifs. Cela tombe, en quelque sorte, sous le sens. Pour Jacques Lizène et Jacques Louis Nyst, l’adhésion au groupe CAP permettra de s’inscrire dans les réseaux internationaux, notamment la Triennale de Bruges en 1973, Art Vidéo Confrontation au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1974, Artists’ Video Tapes au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1975, mais aussi et surtout aux Open Encounters on Video à Londres en 1974, à Ferrare et Buenos Aires en 1975, à Anvers en 1976, à Caracas, Barcelone et Mexico en 1977, à Tokyo en 1978. Pour l’anecdote, c’est à Caracas qu’a été égaré le film Civilisation de banlieue de Jacques Lizène, film dont le Petit Maître n’avait pas fait de copie… Caramba ! encore raté ! 16

L’année 1978 marque un tournant important, avec la création d’une nouvelle association, Vidéo, Vous avez dit vidéo ?. L’événement fondateur se déroule du 22 au 27 septembre 1978 dans la cale d’une péniche amarrée au pied de la passerelle Saucy. L’équipe de Vidéographie, première émission en Europe à être exclusivement consacrée à la vidéo, créée par Jean Paul Trefois et Robert Stéphane en 1976, s’est rendue aux États-Unis et a ramené une sélection de vidéo-art, des œuvres bien sûr inédites en Belgique, des bandes de Nam June Paik, Peter Campus, Ed Emswhiller, Joan Jonas, Bill Viola, Terry Fox et William Wegman. Leur projection est en quelque sorte une avant-première, puisque ces vidéos seront montrées sur les antennes de la RTB. Cette semaine de projections, titrée USA vidéo, l’Amérique au travers du miroir vidéo, se termine par une Rencontre nationale de vidéo-animation. La plupart des groupes belges travaillant dans le domaine y sont invités. Des bandes sont diffusées en continu durant toute la journée tandis que les participants échangent ‘sur leurs divergences et ressemblances d’objectifs et de méthodes’. Y participent : RTA Jambes, TVC Gilly, RTC Canal Plus Liège, Vidéo 600 Andrimont, Vidéo Saint-Josse, Vidéo Bus de Bruxelles et du Hainaut, TVC Gembloux, No Télé Tournai ainsi que les frères Dardenne et leur association Dérives, soit quelques-uns des groupes d’action qui donneront naissance aux futures télévisions communautaires. 17

Vidéo, Vous avez dit vidéo ? réunit quatre opérateurs liégeois : les Jeunesses artistiques de Wallonie, le Cirque Divers, RTC ainsi que la RTB via Vidéographie. Cette association a un objectif à court terme : diffuser des œuvres vidéo. Vidéo, Vous avez dit vidéo ? est conçue dans une optique d’animation : ‘présenter des vidéos dans un espace ouvert aux mouvements et réactions du public. La collaboration du Cirque Divers est donc tout indiquée : le Cirque organisera des soirées de projection, en relation avec la programmation de l’émission Vidéographie. Artistes et professionnels de la profession seront invités à rencontrer le public. La programmation témoignera d’une volonté d’établir un équilibre entre la présentation d’œuvres belges et étrangères. L’accent est délibérément mis sur ce qu’on appelle le vidéo-art ; on ne négligera pas pour autant la vidéo documentaire. Ainsi, à l’occasion d’une première soirée consacrée à la vidéo canadienne, le Cirque Divers accueille Peggy Gale, directrice de la section films et vidéos de Art Métropole à Toronto, qui fut – en 1974 – commissaire de l’exposition Videoscape, première manifestation muséale au Canada à reconnaître la vidéo comme pratique artistique à part entière. Ce sera ensuite le tour de Dimitri Devyatykin, vidéaste new-yorkais, membre fondateur de The Kitchen et collaborateur de Nam June Paik. Il présente son dernier travail conçu avec Paik : Media Shuttle New York Moscou, un film qui pose la question d'une télévision mondiale, comme dans Global Groove, mais inscrite cette fois dans le contexte de la guerre froide. On reviendra ensuite sur l’œuvre de Paik en janvier 1979, avec quatre projections : Guadalcanal Requiem, Global Groove, Tribute to John Cage et Suite 212, en collaboration avec Jeunesse et Arts plastiques (JAP), ainsi qu’à la production indépendante aux Etats-Unis (Bill Viola, Terry Fox, Vito Acconci, Joan Jonas), en présence de Joan Jonas. Ce sera ensuite le tour aux productions plus locales : Gary Bigot, Lili Dujourie, Michael et Barbara Leisgen. Les collaborations se diversifient, cette fois avec l’ICC d’Anvers et le Van Abbe Museum d’Eindhoven. Le Cirque Divers, particulièrement intéressé par les mouvements féministes, le théâtre alternatif et par la performance, influe sur la programmation, notamment en recevant Bob Wilson qui met en scène, à Liège, le Prologue pour le 4e acte du Regard du sourd. C’est l’occasion d’une soirée sur le Nouveau Théâtre américain à travers la vidéo, présentée par Guy Scarpetta, spécialiste de l’œuvre de Bob Wilson et chroniqueur à Art Press. De Bob Wilson, on projette Video 50 : cinquante spots d'une trentaine de secondes chacun. Sur le mode de petites saynètes frontales, Bob Wilson décline de singuliers rituels, aussi anodins que fantasques. Il y pousse la logique télévisuelle jusqu'au non-sens, reconstituant la vision fragmentaire et discontinue, proche du zapping, qu'en garde le téléspectateur. Sous forme d'irruptions brèves, ces spots pourraient défiler dans la vie des gens comme une projection accidentelle, car Bob Wilson envisage qu’ils soient projetés dans les lieux de transition comme les métros, banques et magasins. Le Cirque Divers recevra également Richard Foreman, fondateur et directeur artistique de l'Ontological Hysteric Theater, pour la projection de ses City Archive ainsi que Maniac Production, un collectif à géométrie variable mené par le belge Michael Laub et l’italien Edmondo Za, actif de 1975 à 1979. Leurs travaux sont inclassables, combinant l’art minimal, une composition musicale répétitive proche des créations de Steve Reich, le langage corporel (ce qu’on appelle à l’époque le Body Art), le happening (à comprendre ici comme intervention du hasard) et, bien sûr, l’image vidéo. Susan Milano qui coordonne le New York Women's Video Festival organisé à The Kitchen depuis 1972 et dont le but est de valoriser le travail des femmes vidéaste, en réaction à la faible proportion de créations féminines sélectionnées par les autres festivals, passera également par le Cirque Divers.

L’association entre ces quatre partenaires est une association de fait. Geneviève Van Cauwenberge, animatrice des Jeunesses artistiques de Wallonie et véritable cheville ouvrière de Vidéo, Vous avez dit vidéo ? propose de pérenniser l’initiative. Avec Jean-Paul Tréfois, elle adresse au ministère de l’Enseignement et de la Culture à Bruxelles un projet de création d’un Centre Vidéo à Liège. Il faut donner un impact plus large à l’action, multiplier les liens, entre autres avec l’Agora Studio de Maastricht, la Neue Galerie d’Aachen, l’ICC à Anvers, Image Vidéo à Bruxelles. ‘S’il y a en effet l’ICC à Anvers et Image Vidéo à Bruxelles, il n’existe aucun Atelier wallon de production’, constate-t-elle. Elle évoque la création d’un centre essentiellement tourné vers la diffusion, un centre qui fonctionnerait selon une périodicité régulière et constituerait un lieu de rencontre, d’animation et de réflexion sur cette nouvelle pratique communicationnelle, insistant sur le fait que la vidéo est un médium de pointe, l’image électronique se substituant à l’image filmée ; elle pointe son extrême maniabilité et ses possibilités de reproduction immédiate. Le dossier met en exergue ce que le vidéo-art peut apporter à l’écriture audiovisuelle, il évoque, pour le public, les enjeux d’une initiation au langage de l’image. Le rapport revient également sur la scène artistique belge, cite les travaux du groupe CAP, ceux des Jacques Charlier, Jacques Louis Nyst ou de Jacques Lizène, et ouvre le champ à d’autres applications, le miroir vidéo que l’on commence à utiliser dans le domaine de la psychiatrie, la vidéo et la musique, ou l’éducation permanente, voire l’enseignement. Bref, il faut pouvoir coordonner, accueillir, diffuser de façon systématique et continue, ce qui renforcerait bien sûr l’action de Vidéographie qui livre au rythme d’une heure tous les quinze jours un aperçu unique dans le paysage audiovisuel européen des diverses tendances de la vidéo contemporaine, mais dont le handicap est l’heure tardive de sa programmation, en fin de soirée, après 22h. En marge, Geneviève Van Cauwenberge entrouvre la porte à la création d’une structure de production, celle-ci pourrait se faire au départ ‘avec des moyens matériels assez limités : un magnétoscope ¾ pouce broadcast, une caméra, deux moniteurs, un banc de montage et l’aide d’un technicien spécialisé’. Le ministère de la Culture ne donnera jamais de suite et le projet ne verra jamais le jour. Mais, le centre de production de Liège de la RTB prendra le relais dès 1979.

Ce n’était pas, à priori, le premier souci de l’équipe de Vidéographie, créée en 1976 sous l’impulsion du tandem formé par Robert Stéphane, à l’époque directeur du centre de production liégeois de la télévision publique et Jean-Paul Tréfois. ‘Le premier axe souhaité par Robert Stéphane porté par l’utopie de la modernité technologique et le désir de démocratisation audiovisuelle’, rappelle Dick Tomasovic 18 , ‘concerne la didactique des nouvelles technologies.’ L’émission, véritable ovni dans le domaine de l’audiovisuel, ‘se fera également le relais des discours audiovisuels militants ou alternatifs’. Elle se destine également à diffuser des œuvres relevant de l’art-vidéo. Et ceci tient essentiellement à l’intérêt que portent Jean Paul Tréfois et le réalisateur Paul Paquay à ces nouvelles créations. Dans la foulée, Vidéographie captera et diffusera une série de performances théâtrales et musicales. Pensons au concert Fluxus organisé par le Cirque Divers au Palais des Congrès de Liège en 1980, concert qui regroupe Robert Filliou, Guiseppe Chiari, Ben Vautier, Takako Saito, Milan Knizak et Wolf Vostell. Enfin, il y a cette détermination à mener une politique de production. Dès 1979, indéniablement influencée par les télévisions publiques américaines ou allemandes, Vidéographie invite des artistes belges et étrangers, souvent repérés par Tréfois dans les festivals internationaux, à venir produire dans les locaux de la RTB-Liège, notamment Michèle Blondeel et Boris Lehman, Jacques Louis Nyst, Jacques Charlier, Marina Abramović & Ullay, Antonio Muntadas, Gérard Fromanger, Fred Forest, Léa Lublin ou Jacques Lizène – dont la diffusion de Quelques séquences d’art sans talent, réalisée par Paul Paquay, prévue le 1er avril 1980, est supprimée en dernière minute, ordre de la hiérarchie ertébéenne. Comme quoi, il n’est pas si simple de soutenir la subversion… La collaboration entre le Cirque Divers et Vidéographie prendra fin en 1982. L’émission Vidéographie sera programmée jusqu’en 1986, une histoire qui reste à écrire dans le détail. La scène liégeoise aura été ainsi aux avant-postes de la création vidéo durant toute cette décennie, démontrant un intérêt pour la création filmique et audiovisuelle qui, en bord de Meuse, ne se démentira jamais.

1La Biennale de Paris se déroule du 24 septembre au 1er novembre 1971. Prospect : projection se déroule du 8 au 17 octobre 1971. Les Propositions d’artistes pour un circuit fermé de télévision sont annoncées du 10 au 14 novembre 1971. Voir à ce sujet : Marc Renwart, Libres Échanges, une histoire des avant-gardes au pays de Liège, La Châtaigneraie et Éditions Yellow Now, 2000.
2Archives de la Biennale de Paris.
3Archives de la Biennale de Paris.
4Alain Delaunois, « CAP, relations et regards croisés en bord de Meuse », dans CAP à Liège, catalogue d’exposition, La Châtaigneraie et Éditions Yellow Now, 2015.
5Archives Yellow Now.
6Ce fait n’est pas indifférent à la réalisation par Jacques Lizène de sa séquence Échapper à la surveillance d’une caméra.
7Tapuscrit et devis d’impression Archives Yellow Now.
8Jean-Michel Botquin, Ici bientôt Zone Absolue, une exposition de Jacques Charlier en 1970, Éditions L’Usine à Stars, Liège, 2007.
9Le devis estimatif pour la réalisation est de 230.000 francs belges. Archives Jacques Charlier.
10 Archives Jacques Charlier.
11Pour une étude détaillée du film : Jean-Michel Botquin, « Biennale de Paris 1971 », dans Jacques Charlier, un art sans identité, Les Presses du Réel, 2017.
12Pour un historique des activités de la galerie Yellow : Marc Renwart, Libres Échanges, une histoire des avant-gardes au pays de Liège, La Châtaigneraie et Éditions Yellow Now, 2000.
13L’œuvre sera enfin activée en 2014 à l’occasion de l’exposition Jacques Lizène, Musique à l’envers et doublement à l’envers. Extension du domaine du perçu/non perçu, galerie Nadja Vilenne, Liège.
14A propos de l’œuvre de Jacques Louis Nyst : Philippe Dubois, Les Nyst, Montbéliard Belford, 1992.
15Catherine Leclercq, « L’art relationnel, du concept à l’esthétique », dans CAP, art relationnel, un aspect de l’art contemporain en Belgique, La Renaissance du Livre, 2002.
16 Jean-Michel Botquin (dir), Jouons avec les vidéos mortes de Jacques Lizène, Éditions Yellow Now, 2009.
17Archives Province de Liège, fonds Cirque Divers. Voir Jean-Michel Botquin, « Vidéo-ci, vidéo-là », dans Jean-Michel Botquin (dir), Le Jardin du Paradoxe, Regards sur le Cirque divers à Liège, Éditions Yellow Now, 2018.
18Dick Tomasovic, « Il suffit d’ouvrir les yeux. Contre la télévision (tout contre), le cas de l’émission Vidéographie (1976-1986) », dans Priska Morrissey et Éric Thouvenel, Les Arts et la télévision, discours et pratiques, Presses Universitaires de Rennes, 2019.
An essay by Jean-Michel Botquin
The 1970s

Commissaires
Dagmar Dirkx, Niels Van Tomme

Recherche
Dagmar Dirkx, Sofie Ruysseveldt, Erien Withouck

Recherche d'images
Emma Vranken, Daniel De Decker

Edition de texte
Anthony Blampied, Dagmar Dirkx, Inge Coolsaet, Laurence Alary, Niels Van Tomme, Björn Gabriëls

Traductions
Gorik de Henau (NL), Anne Lessebi (FR), Björn Gabriëls (EN)

Coordination du site web
Emilie Legrand

Conception et graphisme
Studio Le Roy Cleeremans

Website
Waanz.in

Éditeur
Niels Van Tomme / argos vzw

Archives
M HKA / ICC, New Reform Gallery / Roger D’Hondt, KMSKB, BOZAR, Art & Actualité, Jacques Charlier, Joëlle de La Casinière, Eric de Moffarts, Geneviève van Cauwenberge, argos, SONUMA

Bibliographie
Johan Pas, Beeldenstorm in een spiegelzaal. Het ICC en de actuele kunst 1970—1990, Lannoo Campus, 2005, 300 p. Jean-Michel Botquin (dir.), Le jardin du paradoxe. Regards sur le cirque divers àLiège, Yellow Now / Côté Arts, 2018, 448 p.

Numérisation
Onno Petersen, D/arch, CINEMATEK, VECTRACOM

argos remercie
Andrea Cinel, Anne-Marie Rona, ArtTouché, Chris Pype, Dominique Castronovo, Eric de Moffarts, Evi Bert, Guy Jungblut, Jean-Michel Botquin, Joanne Jaspart, Katarzyna Ruchel-Stockmans, Lastpost / Fabri3Q, Leen Bosch, Liesbeth Duvekot, Maryse Tastenhoye, Nadja Vilenne, Sandy Reynaerts, Veronique Cardon et tous les artistes, commissaires et chercheurs qui ont participés au projet de recherche

argos c'est
Amit Leblang, Anaïs Bonroy, Anne Leclercq, Dagmar Dirkx, Daria Szewczuk, Dušica Dražić, Eden Lamaizi, Femke De Valck, Francisco Correia, Guy Verbist, Hadrien Gerenton, Iakovos Sierifis, Indigo Deijmann, Inge Coolsaet, Isaac Moss, Jana Van Brussel, Jonas Beerts, Julie Van Houtte, Julia Wielgus, Katia Rossini, Katoucha Ngombe, Kevin Gallagher, Kianoosh Motallebi, Laurence Alary, Mar Badal, Maryam K Hedayat, Mélanie Musisi, Natalya Ivannikova, Niels Van Tomme, Rafael Pamplona, Riet Coosemans, Sander Moyson, Stijn Schiffeleers, Viktor Simonis, Yoko Theeuws

rile c'est
Chloe Chignell, Sven Dehens

argos remercie le conseil d'administration
Johan Blomme, Katerina Gregos, Olivier Auvray, Suzanne Capiau, Tom Bonte

Partenaires à 
Cinema Nova, M HKA, CINEMATEK, VUB, KMSKB, Meemoo

Financiers
Avec le support de Flandres, Eidotech, VGC Vlaamse Gemeenschapscommissie, Vlaams Audiovisueel Fonds, Ambassade Pays-Bas, Ambassade Slovénie, Instituto Italiano di Cultura, Gouvernement de la région Bruxelles-Capitale